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Qui veut la peau de la pub ?

Chez Mango vient de paraître Qui veut la peau de la pub ?, un livre composé d’une nouvelle de Bruno Japy qui se passe dans une agence de publicité, et d’un dossier d’Arnaud Gonzague sur les « antipubs » (96 p., 7,50 euros).
Le dossier comprend une page sur La Meute.
L’auteur avait fait une interview de Florence Montreynaud qui a été coupée faute de place. De même pour celle de François Brune, cofondateur de R.A.P.
Vous trouverez ci-dessous ces deux textes.

Arnaud Gonzague : Pourquoi axer votre action sur la publicité sexiste ?
Florence Montreynaud : Parce que c’est un thème d’accès facile et qui peut rassembler un grand nombre de personnes. Les insultes sexistes publiques, contre lesquelles j’avais lancé le mouvement des Chiennes de garde, sont rares : les publicités sexistes, on en voit tous les jours dans la rue ! C’est à cause d’elles que bien des femmes viennent au féminisme, car elles se sentent choquées et agressées. N’est-ce pas scandaleux d’afficher une réclame pour du chocolat avec la photo de la femme noire Naomi Campbell nue, et ce slogan qui est un appel au viol : « Vous dites non, mais on entend oui ». Et que dire du slogan pour une marque automobile : « Il a l’argent, il a la voiture, il aura la femme » ? Ce sont des outrages sexistes évidents.

Vous revendiquez un travail contre les clichés outrageant aussi les hommes…

Nous œuvrons pour la dignité de tous les êtres humains, hommes et femmes. Et la publicité méprise aussi les hommes, comme s’ils ne pensaient qu’à « ça », comme s’ils salivaient dès qu’ils aperçoivent un cul de femme et en ouvraient leur porte-feuille ! Les publicitaires renvoient aux femmes des modèles de bobonne ou de pin-up, ce que les féministes ont analysé comme « la maman et la putain » mais il y a aussi du mépris à utiliser le cliché du beau mec musclé, dominateur, avec une grosse verge, ou celui du minet pâlot. Dans tous les cas, ce sont des normes imposées, et qui ne tiennent pas compte des réalités physiques des êtres humains, ainsi que de leur grande et nécessaire diversité.

Qu’entendez-vous par “normes” ?

Il s’agit de modèles de beauté ou de scènes de sexualité que nous imposent les publicitaires ; ils façonnent notre regard sur nous-mêmes et sur les autres, ils formatent nos fantasmes. C’est du décervelage, par des procédés totalitaires.. Personne ne peut échapper à la publicité, et résister à ce bourrage de crâne est difficile.
Ces femmes mannequins squelettiques sont trafiquées à l’ordinateur, notamment pour allonger leurs jambes : ce sont des modèles irréels, monstrueux, sans ventre ni hanches, mais avec des seins hypertrophiés. Pour leur ressembler, des jeunes filles ruinent leur santé ! Les troubles alimentaires, comme l’anorexie, qui se développent en Occident, sont liés au moins en partie à cette esthétique de la maigreur. Cela commence chez les garçons, car l’imposition de nouvelles normes masculines produisent le même type d’effets.

Comment expliquer que montrer les femmes dans des postures avilissantes semble pousser les femmes elles-mêmes à l’acte d’achat ?
Personne n’a de réponse précise. On ne connaît pas bien les mécanismes par lesquels la publicité nous manipule, ce qui est inquiétant. Comment des femmes peuvent-elles s’identifier aux femmes violentées, par exemple dans les dernières campagnes de Dior ? Cette marque a voulu rajeunir son image de luxe bon genre ennuyeux ; de même, d’autres sociétés ont choisi d’associer leurs produits à des scènes de violence, de cruauté, en référence à la mode des pratiques sado-maso.
Enfin, être une femme ne signifie pas être féministe. Dans les débats publics où je suis affrontée à des publicitaires, c’est presque toujours une femme qu’on m’oppose. Elle est la voix de son maître, une servante de l’idéologie machiste dont notre société a tant de mal à se libérer.

Vous pensez vraiment que les clichés sexistes dans la publicité peuvent avoir des effets négatifs dans la réalité ?
J’en suis sûre. La plupart des gens nous disent : « Oh moi, la pub, je ne la regarde même pas ». Eh bien justement, c’est cela qui est grave ! Ils ne font pas attention à la publicité, ils ne sont pas conscients de ses effets, mais leur inconscient est imprégné, colonisé. Des milliards sont en jeu, et ces sommes ne seraient pas investies par des entreprises si ce n’était pas rentable, si les cibles (comme ils nous appellent dans leur vocabulaire militaire) ne se tranformaient pas en moutons de Panurge consommant leurs produits.Or les publicités sexistes nous vendent un produit et le cliché sexiste qui l’accompagne. Nous achetons la chose et nous avalons l’idée.
La démarche de La Meute est pédagogique : nous apprenons à regarder les publicités, à les analyser pour comprendre comment elles nous manipulent.

Que répondez-vous quand les publicitaires plaident l’humour, le second degré ?
Je réponds avec Desproges : « On peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui ». Entre amis, on peut faire des blagues sur tous les sujets, parce qu’il y a connivence. Il ne peut y avoir de connivence avec des gens qui méprisent leur public, qui ne visent que son argent! Le second degré, c’est l’interprétation d’un message, et tout le monde ne fait pas la même. Quand on s’adresse à tout le monde, dans la rue, ou à la télévision, il faut déjà que le message au premier degré soit acceptable.

Ne craignez-vous pas d’être associées dans votre action à des “mères la pudeur” ?
Non, car nos textes comportent toujours des phrases qui ne pourraient jamais être cosignées par des gens d’extrême droite, par exemple dans le Manifeste "NON à la pub sexiste!"
Oui à la sexualité — dialogue de désirs entre des personnes !
Parfois, dans le métro, sur des affiches avec des femmes nues, on voit écrit « AC2Q ». « Assez de cul » : mais non, pas en général ! La sexualité, dans toute sa diversité, est un domaine qui peut apporter des plaisirs splendides. « AC2Q pour vendre un aspirateur ou un yaourt », là oui. Lui associer à un produit sans aucun rapport, c’est banaliser la sexualité, la marchandiser. La nudité en soi n’est pas dégradante, c’est son utilisation comme un moyen de vendre. La nudité fait partie de l’intimité qui est une chose précieuse. Dans notre société, la sexualité et la nudité relèvent du privé. Exhiber des nudités sur les murs des villes, multiplier les allusions sexuelles, c’est grave.

Mais les artistes peintres ou les photographes ont toujours utilisé la nudité…
Oui, mais ils n’exposaient pas leurs nus dans la rue ! Personne n’était obligé de les voir, tandis que la publicité nous est imposée. Les images des publicités sont souvent très belles ; pourtant,l’objectif des publicitaires n’est pas esthétique, mais commercial : nous faire acheter un produit ou imprimer en nous le nom d’une marque ! Rien de gratuit dans cette démarche, alors que la sexualité est sous le signe de la gratuité et de l’échange.

Finalement, quelle est votre définition de la publicité non-sexiste ?
Elle devrait être centrée sur l’objet, sans instrumentaliser des personnes, des corps, des parties de corps, sans l’associer à des scènes de sexualité ou de violence. Les êtres humains ne sont pas des marchandises, la sexualité n’est pas à vendre.

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“ Critiquer la publicité, ce n’est pas infantiliser les consommateurs : c’est leur redonner un sens citoyen ”
Questions à François Brune, cofondateur de R.A.P. et auteur du livre Le Bonheur Conforme (Gallimard, 1985).

Pourquoi, alors que la publicité est centenaire, a-t-il fallu attendre 1992 pour voir apparaître la première association antipublicitaire ?
En réalité, la critique de la publicité est ancienne. On la retrouve sous la plume d’écrivains comme Bernanos ou Saint-Exupéry, mais elle revêtait plutôt l’aspect d’une critique de la société de consommation. Dans les années 50-60, elle a persisté chez de nombreux penseurs comme Roland Barthes, Edgar Morin et évidemment Baudrillard. Mais dès la fin des années 70, elle a connu la forme associative, via l’association de consommateurs Que Choisir. Elle formulait une critique très radicale de la publicité, même si elle n’était pas exclusivement dédiée à ça. Il ne faut pas oublier le combat antipublicitaire mené par les associations féministes, lesquelles ont, comme l’antipublicité, connu une certaine traversée du désert dans les années 80.
A partir de 1981, les choses ont changé : un grand nombre d’intellectuels soixante-huitards se sont mis à relégitimer la publicité et la société de consommation. L’exemple type, c’est Libération, qui n’avait pas de publicité dans ses pages et a viré sa cuti au début des années 80. Beaucoup de gens motivés dans ces années-là ont cru que c’était foutu, et les intellectuels ont délaissé ces thèmes. La réaction antipub s’est tue, mais ça ne voulait pas dire qu’elle n’existait plus.

Et puis elle est revenue à la vie…
A partir du milieu des années 90, en effet, le mouvement s’est réveillé : sans doute par effet de saturation de la part du public, mais aussi grâce au succès du discours contre la mondialisation ultralibérale, qui passe par la critique de la malbouffe, l’Attac, le Monde Diplomatique… R.A.P. participe à cette pensée, à cet essor.

Mais votre combat n’apparaît-il pas un peu accessoire par rapport à ces mouvements ?
Dès la fondation de R.A.P., nous avons redouté que notre lutte soit considérée comme secondaire. C’est vrai que critiquer la publicité, c’est mince, comparé à la lutte contre les catastrophes écologiques, les massacres au Rwanda ou le terrorisme. Mais n’oublions pas qu’il y a 20 ans, les écologistes eux aussi étaient considérés comme des doux rêveurs, des intellectuels marginaux. Aujourd’hui, ils ont su trouver une assise politique et convaincre le public de la nécessité de les écouter. Nous devons démontrer que derrière le discours antipublicitaire, il y a une mise en cause essentielle de l’idéologie de surconsommation, l’exploitation du Tiers-Monde, l’épuisement des ressources naturelles, etc.

Tout cela est contenu dans la publicité ?
Oui. Chaque fois qu’on voit une publicité, il faut prendre en compte son impact social, en observant les autres publicités du même secteur. Car le message publicitaire se caractérise aussi par son aspect massif, homogène, et omniprésent. Derrière une publicité pour une voiture, il y a toujours l’apologie de la vitesse, l’indifférence par rapport à un monde pollué, etc. Analyser et critiquer la publicité, ce n’est pas infantiliser les consommateurs : au contraire, c’est leur redonner un sens critique et citoyen, une méthode qui empêche de gober un message sans réfléchir. Quand après avoir vu une pub, on se demande : “Ai-je vraiment besoin d’acheter une voiture ?”, c’est gagné.

Quelle est pour vous la publicité “idéale” ? Existe-t-elle ?
Tout d’abord, il faut faire une distinction entre la publicité et le système publicitaire. Faire de la publicité pour un produit - faire connaître au public ce qui est d’intérêt public - est une des composantes de la liberté d’expression. Mais la place accordée à toute information doit être proportionnelle à son importance. Or, l’espace offert aux publicitaires est démesuré par rapport à l’importance des produits qu’ils vantent. La première des choses à faire, c’est donc de réduire massivement cet espace. En allant un peu loin, je pense que la publicité devrait se limiter essentiellement aux lieux de consommation : les magasins et centres commerciaux. De même que la parole professorale se limite essentiellement à l’école et la parole religieuse à l’église. Elle n’a pas à être ailleurs.
Par ailleurs, il faut parvenir à ce que j’appelle une “morale” du discours publicitaire. C’est-à-dire une volonté de communiquer honnêtement sur un produit, sans cette rhétorique mensongère systématique, cette volonté falsificatrice de séduction, qui essaye de contourner les défenses critiques des gens.

Mais ce discours “moral” est contraire à l’essence même de la publicité !
Oui, mais seulement parce qu’on a laissé les publicitaires s’arroger le monopole de la communication sur les produits. Pourquoi ne pas imaginer des émissions d’information sur les produits qui donneraient la parole aux annonceurs, mais aussi à leurs contradicteurs ? Face à une critique bien construite, les entreprises seraient bien forcées de vanter les qualités propres de leurs produits, sans baratin ! Leurs discours s’adresseraient enfin à l’homme rationnel et plus aux pulsions infantiles du consommateur.

Pensez-vous que la publicité invente les besoins ?
Non, pas vraiment. On a tous un certain nombre de besoins fondamentaux. La publicité va en quelque sorte “greffer” des produits sur ces besoins. Par exemple, on éprouve tous le besoin de se déplacer vite. On peut le faire à pied, à vélo, en scooter, ou en voiture… D’une certaine manière, la pub crée un besoin second : le besoin de voiture et de scooter. A un niveau plus profond, elle finit par créer le besoin de besoin. Le grand argument des publicitaires, c’est : “Nous communiquons avec des femmes nues, mais n’avons pas inventé les machos. Nous communiquons sur la puissance des voitures, mais les fondus de vitesse existaient avant nous ”, etc. Bien sûr que ces comportements sont répandus ! Mais ce n’est pas parce que ça existe que c’est légitime. C’est ce que je veux dire dans le Bonheur Conforme quand j’écris : “Quand bien même il est dans la nature du chien (de Pavlov) de saliver, il n’est pas normal de le faire saliver au son d’une clochette”.

Mais la persuasion publicitaire n’est-elle pas une bonne chose quand elle se met au service des “grandes causes” ?
Non, car le publicitaire entend toujours produire un comportement, sans s’interroger sur les raisons profondes de cette impulsion. On joue sur le côté sensationnaliste de la misère en Afrique pour conditionner des réflexes. On se dit : « C’est Noël, je vais verser du fric », au détriment d’une conscience en profondeur des inégalités structurelles entre le Nord et le Sud. Pire : ces affiches avec des enfants squelettiques et implorants sont une manière de conférer aux donateurs une supériorité condescendante, de leur donner bonne conscience, en masquant la responsabilité de l’Occident. On ne peut prétendre faire acquérir des conduites responsables en intimant un slogan, ce qui est en soi une forme de déresponsabilisation.

Mais dans le cas de la lutte contre le sida, par exemple, ne croyez-vous pas à l’effet “interpellateur” ?
Mais on nous interpelle tout le temps ! Ceci produit un effet de saturation et de surenchère permanente. Le gars qui vous interpelle sur le sida va vous interpeller la semaine suivante sur la même affiche pour acheter une voiture ou des pâtes… Comment peut-il générer un comportement civique ? C’est impensable.