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Extrait du roman de David Lodge

extrait du roman de David Lodge, Jeu de société, 1988, traduit de l'anglais par Maurice et Yvonne Couturier (éd. Rivages Poche/Bibliothèque étrangère, 1990), p. 233

Robyn, enseignante de littérature féministe à la faculté des lettres doit suivre un stage chez Pringle, une usine de fonderie dans le cadre d’un rapprochement entre université et industrie. Elle suit alors le directeur, Vic Wilcox dans ses déplacements. Les échanges sont un peu difficiles…

"La discussion acharnée qu'ils eurent à propos de la publicité Silk Cut en fournit un exemple flagrant. Ils ren-traient en voiture d'une visite dans une fonderie de Derby qui venait d'être reprise par des raiders ; ceux-ci reven-daient une soufflerie de noyaux automatique qui intéressait Wilcox - c'était finalement un modèle trop vieux pour l'usage qu'il voulait en faire. Tous les deux ou trois kilo-mètres, ils passaient devant la même affiche gigantesque collée sur des panneaux publicitaires ; c'était une photo représentant un grand morceau de soie pourpre ondulant au vent dans lequel il y avait une petite fente, comme si on avait déchiré l'étoffe avec un rasoir. Il n'y avait rien d'écrit sur la publicité, sauf l'avertissement d'usage du ministère de la santé contre le tabagisme. Cette photo obsédante qui revenait à intervalles réguliers irritait et intriguait à la fois Robyn, et elle mit en branle sa pratique sémiotique et tenta de révéler la structure profonde qui se cachait sous cette surface innocente.
C'était, à un premier degré, une sorte de charade. En fait, avant de pouvoir la décoder, il fallait d'abord savoir qu'il existait une marque de cigarettes appelée Silk Cut. L'affiche donnait une représentation iconique du nom manquant, tel un rébus. Mais l'icône était aussi une métaphore. La soie chatoyante, avec ses courbes voluptueuses et sa texture sensuelle, symbolisait manifestement le corps féminin, et la déchirure elliptique, mise en relief par la couleur plus claire que l'on voyait à travers, était plus manifestement encore un vagin. La publicité faisait ainsi appel aux pulsions à la fois sensuelles et sadiques, au désir de mutiler et de pénétrer le corps féminin.
Vic Wilcox, à qui elle exposa son interprétation, fut très choqué et se moqua d'elle en bafouillant. De toute façon, il ne fumait pas cette marque, mais c'était comme s'il sentait que toute sa philosophie de vie était menacée par l'analyse que Robyn venait de donner de cette publi-cité.
"Il faut que vous ayez l'esprit tordu pour voir tout ça dans un bout de chiffon totalement inoffensif, dit-il.
- Qu'est-ce que ça veut dire, alors ? dit Robyn en le mettant au défi. Pourquoi utiliser un bout de tissu pour faire une publicité de cigarettes ?
- Eh bien, c'est ce que leur nom veut dire, pas vrai ? Silk Cut. L'image représente de la soie coupée. Ni plus ni moins.
- Et si on s'était servi d'une photo représentant un rou-leau de soie coupé en deux, est-ce que ça marcherait aussi bien?
- J'imagine que oui. Pourquoi pas ?
- Eh bien non, parce que ça aurait l'air d'un pénis coupé en deux, voilà pourquoi."
Il se força à rire pour dissimuler sa gêne.
" - Pourquoi les gens comme vous sont-ils incapables de prendre les choses telles qu'elles sont ?
- Qui ça, les gens comme nous ?
- Les grosses têtes. Les intellos. Vous n'arrêtez pas de chercher le sens caché des choses. Pourquoi ? Une ciga-rette, c'est une cigarette. Un morceau de soie, c'est un morceau de soie. Pourquoi ne pas en rester là ?
- Quand on représente une chose, elle acquiert alors une signification nouvelle, dit Robyn. Les signes ne sont jamais innocents. C'est cela que nous enseigne la sémio-tique.
- La sémi-quoi ?
- La sémiotique. L'étude des signes.
- Je crois plutôt qu'elle nous enseigne à avoir les idées mal placées.
- Pourquoi alors pensez-vous qu'on a nommé ces sata-nées cigarettes Silk Cut pour commencer ?
- J'en sais rien. C'est rien qu'un nom, et il en vaut bien un autre.
- 'Cut' a quelque chose à voir avec le tabac, n'est-ce pas ? Ça renverrait à la façon dont on coupe la feuille de tabac. Comme dans le nom du tabac 'Player's Navy Cut' que mon oncle Walter fumait autrefois.
- Oui, et alors ? dit Vic prudemment.
- Or, la soie n'a rien à voir avec le tabac. C'est une métaphore, une métaphore qui signifie quelque chose comme : “ doux comme de la soie ”. Un jour quelqu'un dans une agence de publicité a imaginé le nom 'Silk Cut' pour impliquer que cette cigarette ne va pas vous donner le mal de gorge ou une toux sèche ou encore le cancer du poumon. Malheureusement, au bout d'un moment, le public s'est habitué au nom, le mot 'Silk' a cessé de signi-fier quoi que ce soit, alors la firme a décidé de lancer une campagne publicitaire pour revaloriser la marque. Un petit génie de l'agence a eu l'idée de faire onduler la soie et d'y mettre une déchirure. La métaphore de départ est mainte-nant représentée de manière littérale. Mais de nouvelles connotations métaphoriques viennent s'y ajouter, des connotations sexuelles. Que tout cela ait été voulu ou non, d'ailleurs, peu importe. Voilà en fait un excellent exemple de la dérive du signifié sous le signifiant."
Wilcox rumina cela un instant, puis il dit :
“ - Pourquoi les femmes en fument-elles, alors ? ”
Son air triomphal démontrait à l'évidence qu'il considérait cela comme un argument massue.
“ - Si le fait de fumer des Silk Cut est un viol flagrant, comme vous le prétendez, comment se fait-il que les femmes en fument aussi, alors ?
- Beaucoup de femmes sont masochistes par tempéra-ment, dit Robjin. Elles ont appris ce que l'on attendait d'elles dans une société patriarcale.
- Ah ! s'exclama Wilcox, rejetant la tête en arrière. J'aurais parié que vous alliez trouver une réponse farfelue.
- Je ne comprends pas pourquoi vous êtes si en colère, dit Robyn. Ce n'est pas comme si vous fumiez vous-même des Silk Cut.
- Non, je fume des Marlboro. Ça vous étonnera peut--être, mais si je les fume, c'est que j'aime leur goût.
- C'est celles qui utilisent comme pub un cow-boy solitaire, c'est bien ça ?
- Ça signifie, j'imagine, que je suis un homosexuel refoulé, c'est ça ?
- Non, c'est un message métonymique évident.
-Méto-quoi ?
- Métonymique. L'un des outils fondamentaux de la sémiotique est la distinction entre métaphore et métony-mie. Vous tenez à ce que je vous explique ?
- Ça nous fera passer le temps, dit-il.
- La métaphore est une figure du discours basée sur la similarité, tandis que la métonymie est basée sur la conti-guïté. Dans la métaphore, vous substituez quelque chose de semblable à la chose proprement dite, tandis que dans la métonymie vous substituez un attribut ou une cause ou un effet de la chose à la chose elle-même.
- Je ne comprends pas un traître mot de ce que vous dites.
- Eh bien, prenez par exemple un de vos moules à fonte. La partie inférieure s'appelle la drague parce qu'on la traîne sur le sol et la partie supérieure la chape parce qu'elle recouvre la partie inférieure.
- C'est même moi qui vous l'ai dit.
- Oui, je sais. Mais ce que vous ne m'avez pas dit, c'est que “ drague ” est une métonymie et “ chape ” une méta-phore. ”
Vie poussa un grognement.
" - Quelle différence ça fait ?
- C'était juste pour vous montrer comment fonctionne le langage. Je croyais que vous aimiez savoir comment fonctionnent les choses.
- Je ne vois pas ce que ça vient faire avec les ciga-rettes.
- Dans le cas de l'affiche Silk Cut, la photo signifie le corps féminin par métaphore : la fente dans la soie est semblable au vagin... ”
Vic tressaillit en entendant ce mot.
“ - Puisque vous le dites...
- Tous les trous, tous les creux, toutes les fissures et tous les plis représentent les organes génitaux féminins.
- Prouvez-le.
- Freud l'a prouvé en analysant avec succès certains rêves, dit Robyn. Mais les pubs Marlboro n'utilisent pas de métaphores. C'est probablement pour ça que vous fumez ces cigarettes, en fait.
- Que voulez-vous dire ? dit-il d'un air soupçonneux.
- Vous ne vous intéressez pas du tout au côté métapho-rique des choses. Pour vous, une cigarette est une ciga-rette, voilà tout.
- En effet.
- La pub Marlboro n'ébranle pas cette croyance naïve en la stabilité des signifiés. Elle établit un rapport métony-mique - totalement erroné, bien sûr, mais plausible en termes réalistes - entre le fait de fumer cette marque parti-culière et la vie saine et héroïque du cow-boy dans les grands espaces. Acheter la cigarette, c'est acheter un style de vie, ou l'illusion de vivre ce style de vie.
- Ridicule, dit Wilcox. J'ai horreur de la campagne et de la vie au grand air. J'ai une frousse terrible dès que je dois traverser un champ où il y a une vache.
- Eh bien, ce qui vous attire dans la pub, c'est peut-être alors la solitude du cow-boy. Sûr de soi, indépendant, très macho.
- Je n'ai jamais entendu tant de couillonnades de ma vie", dit Vic Wilcox qui, pour une fois, utilisait un langage peu châtié.
“ - Couillonnades - voilà une expression intéressante... dit Robyn, d'un air songeur.
- Ah, non ! gémit-il.
- Quand vous dites, d'un air approbateur, qu'un homme “ a des couilles ”, c'est une métonymie, tandis que si vous dites que quelque chose est “ une couillonnade ” ou “ une couillonnerie ”, c'est une sorte de métaphore. La métonymie attribue une valeur aux testicules tandis que la métaphore se sert de ceux-ci pour avilir quelque chose d'autre.
- J'en ai assez entendu pour aujourd'hui, dit Vic. Vous me permettez de fumer ? Une bonne petite cigarette bien de chez nous ?
- Oui, si vous me permettez de mettre Radio 3", répon-dit Robyn."

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