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Dans ce texte, Françoise Hatchuel, l’une des responsables de La Meute, réfléchit au lien entre la publicité sexiste dans l’espace public, avec l’exhibition de corps chosifiés qui suscitent le désir ou l’envie de s’identifier, et les violences réelles contre les femmes. Ce texte a été publié dans Le Monde du 9 mars 2003.

(voir aussi le blog de Françoise Hatchuel)


« Tournantes », médias et espace public

Françoise Hatchuel est maîtresse de conférences en sciences de l’éducation à l’Université Paris X Nanterre, après avoir enseigné plusieurs années dans un collège dit « difficile », et membre de La Meute contre les publicités sexistes et de RAP (résistance à l’agression publicitaire).

Pour la première fois, via notamment la « marche des femmes des quartiers », une parole émerge, issue de ce qu’on appelle pudiquement « les cités », pour témoigner d’un quotidien souvent symbolisé par une question : comment échapper au statut de proie sexuelle ? Du plus sordide (les viols collectifs) au plus anodin, du moins en apparence (les regards appuyés et autres allusions graveleuses), commence à se dire la difficulté à se construire comme sujet autonome lorsque l’on doit évaluer le moindre de ses gestes en fonction de cette menace permanente. Condition surréelle, croyons-nous, radicalement étrangère à nos « beaux quartiers », que nous opposons soigneusement à « ces jeunes-là », dont il suffirait de se protéger. Mais nos « années fric », notre société de consommation, notre espace public envahi par des « valeurs » contraires à la démocratie n’ont-ils vraiment rien à voir avec une telle situation ? Rencontre détonante de la culture machiste et de la société de consommation, les viols collectifs et autres violences sexistes nous concernent tous et toutes.
Un jour, c’est un ventre de femme offert en pâture aux regards, vaguement caché par un pan de chemise qu’une main (forcément masculine) écarte, affichant comme slogan « ouverture le 27 avril ». Comment, c’est le magasin qui va ouvrir le 27 avril ? Ah, pardon, j’avais compris que c’était la femme…. Le lendemain, ce sont des baisers à vendre (et donc à acheter), des fesses tentatrices en forme de pêche qu’il n’y a plus qu’à croquer, une femme-mouton nue à quatre pattes, bêlant « je veux un pull » (la posture induirait plutôt « je veux un sexe », tandis que le mouton en vis-à-vis pourrait bien nous faire penser que ce sexe-là fera l’affaire) et, plus récemment, une fente verticale bordée de lèvres et de poils, évoquant irrésistiblement une fente vulvaire (en 4 mètres sur 3, c’est difficile à rater) avant qu’on ne découvre que c’est un œil, photographié de façon plutôt inhabituelle….
On nous rétorquera, évidemment, qu’il s’agit d’humour et de second degré, et qu’il est nécessaire de « cibler sa clientèle ». Que les marchands de chiffons, de lunettes ou de lessive fassent et distribuent ce qu’ils veulent dans leurs boutiques, nous n’y mettrons pas les pieds, mais par pitié, qu’ils cessent d’envahir l’espace public. Leur irresponsabilité devient telle qu’elle appelle, me semble-t-il, un sursaut de chacun et chacune.
D’une part parce que nous sommes agressé-e-s par l’exhibition de ces corps nus, chosifiés et offerts, auxquels il faudrait absolument ressembler et qui nous définiraient entièrement. Ensuite et surtout parce que cette formidable entreprise de décervelage s’avère particulièrement efficace sur des jeunes fragilisés par une histoire chaotique (à laquelle nous avons contribué) et en manque tel de repères que l’humour et le second degré, pardonnez-moi mesdames et messieurs les publicitaires, ne sont pas tout à fait leur point fort. On sait bien que l’image ne fait pas appel qu’à la conscience, et qu’elle s’imprime insidieusement pour construire le rapport au monde. Et ce qui s’inscrit là si efficacement, ce sont des femmes présentées comme des objets de consommation, la consommation érigée en projet de vie et l’espace public interdit aux « filles bien ».
Car la « femme publique » est construite en opposition à l’« homme public » : elle appartient au public, offerte à tous, tandis que l’homme, lui, domine et dirige ce « public ». La femme qui s’aventure dans l’espace public prend donc tous les risques, et mérite bien ce qui lui arrive. J’exagère ? Alors pourquoi s'obstine-t-on à dire aux filles et aux femmes de ne pas prendre le métro le soir et de se méfier des parkings, pourquoi entretient-on la peur de l’inconnu, pourquoi médiatise-t-on à outrance les faits divers, certes sordides mais néanmoins isolés, pourquoi est-ce la rue qui serait dangereuse ? Dans la vraie réalité, celle des faits et des statistiques, la plupart des viols sont le fait d’un agresseur connu de la victime, ont lieu à son domicile ou à celui de l’agresseur (sans parler des viols conjugaux, probablement encore moins publicisés que les autres) et 400 femmes par an (soit plus d’une par jour) sont tuées, en France, par leur compagnon, le plus souvent incapable d’envisager que leur « chose » les quitte. Pourquoi ne le dit-on jamais ? Pourquoi ne conçoit-on pas que ce silence renforce, encore et toujours, l’idée qu’une femme hors de chez elle devient un objet ?
Les violeurs obéissent aux injonctions sociales : ils consomment. Et comme, malgré les promesses mensongères de la publicité, la plupart des objets de consommation leur sont inaccessibles, ils prennent ce qu’ils croient être à leur disposition : les filles, se donnant ainsi un sentiment d’existence puisqu’il paraît qu’on n’existe qu’en possédant et consommant. Rappelons que, le plus souvent la jeune fille qui subit un viol collectif est « amenée », telle un cadeau qui lui servira de faire-valoir, par son petit ami à qui elle a fait confiance (puisque tout lui dit qu’il faut faire confiance au prince charmant sans lequel elle n’est rien), et violée par des garçons qu’elle connaît.
Elles sont consentantes, disent-ils. Et peut-être même le pensent-ils réellement, ce qui est bien le pire. Mais qui a pris le temps de leur dire un jour que « consentante » ne voulait rien dire ? Consentantes, mais consentantes à quoi ? Consentantes à plaire, puisque c’est le seul moyen d’expression dont elles disposent ? Consentantes à une promenade, un moment de liberté, une rencontre ? Sous quelles pressions (« allez, si tu m’aimes ») ? Avec quelles promesses ? Qui leur a expliqué que les femmes sont dotées comme eux, de peurs, de doutes et d’hésitations ? Qui leur a appris qu’on pouvait être d’accord pour un baiser mais pas pour une caresse, pour un temps d’intimité mais pas pour une pénétration, et bien évidemment pour un homme mais pas pour dix ? Qui leur a montré qu’une relation se construisait dans le temps, la découverte et la confiance ? Qui leur a rappelé que dire « elle est consentante », c’est avoir, en permanence, le souci de l’intérêt et du plaisir de l’autre, et vérifier que ce qu’on lui propose lui convient réellement ? Car quand bien même elles seraient « officiellement » consentantes « à tout », il y a tout de même 30 ans que Pierre Bourdieu nous a montré que le principe même de la domination consistait à imprimer dans l’esprit des dominé-e-s l’adhésion à leur condition. « Sois un objet sexuel, il n’y a de toutes façons pas d’autre place pour toi sur Terre ».
La logique est imparable. Le plus étonnant reste encore qu’on s’en étonne.

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